Par Eva de Vitray-Meyerovitch
L’herméneutique symbolique – et non pas allégorique – des mystiques de l’Islam n’est aucunement une analyse du texte sacré, mais une tentative pour accéder à la réalité ontologique du symbole lequel « se situe au-dessus de toutes les constructions mentales. L’homme ne crée pas de symboles. Il est transformé par eux. Et c’est ainsi, par les mondes de signification qui résident secrètement dans chacune de ses phrases, que le Coran transforme et refaçonne l’âme humaine. Or, il est essentiel de comprendre que nous ne pouvons pas atteindre le sens intérieur du Coran tant que nous n’avons pas pénétré les dimensions les plus profondes de notre être.
Si nous abordons le Coran d’une manière superficielle et si nous sommes nous-mêmes des êtres superficiels, à la surface de notre existence sans avoir conscience de nos racines, le Coran nous semblera n’avoir, lui aussi, qu’une signification superficielle. Il nous cachera ses mystères et nous ne pourrons pas les pénétrer. C’est par un travail spirituel que l’homme acquiert la possibilité d’atteindre le sens intérieur du texte sacré, c’est-à-dire par l’interprétation symbolique du Livre, alors que le tafsir est l’explication de son aspect extérieur » 1.
Disposition intérieure
Dès lors apparaît l’ambivalence du symbole dans les Ecritures : il voile et dévoile à la fois, et la Vérité qu’il révèle est celle que nous sommes capables de recevoir, de même que nous reconnaissons la beauté uniquement dans la mesure où nous sommes capables de la percevoir :
Le Calife dit à Leylâ : « Est-ce pour toi que Majnûn est devenu fou ? Mais tu n’es pas mieux que les autres ! »
« Silence !, répondit-elle, C’est que, toi non plus, tu n’es pas Majnûn. » 2.
Rûmî, dont toute l’œuvre constitue un commentaire en poésie ou en prose du Coran, écrit à ce sujet 3 :
Le Coran est comme une jeune mariée : tu essaies de retirer son voile, et elle ne te montre pas son visage.
Au moment où la jeune mariée qu’est le sens du Coran retire son voile, le royaume de la foi est dénué de trouble.
Si l’examen du Coran ne te donne aucune satisfaction et ne te dévoile rien, c’est parce qu’il refuse que tu lui retires le voile ; il a rusé avec toi, en se montrant comme laid ; il te dit : « Je ne suis pas cette beauté ». Le Coran est capable de se montrer sous l’apparence qu’il veut. Mais si tu ne cherches pas à lui ôter le voile, tout en œuvrant à son contentement, en arrosant son champ et en lui rendant service de loin par tout ce qui peut lui donner satisfaction, alors, sans que tu lui retires le voile, il se montrera à toi.
L’accent est mis ici sur l’attitude intérieure de celui qui va s’efforcer de dégager un sens caché d’un sens apparent. Et puisqu’il n’existe pas de magistère dogmatique en Islam, c’est au niveau d’un dialogue entre la Parole révélée et l’esprit qui l’accueille que va se faire la rencontre, et c’est le propre du symbole, nous l’avons dit, que d’opérer une union entre des plans différents. Il va donc apparaître comme ce qui permet à l’intelligence de transcender ses limites ordinaires : ainsi tout objet peut devenir un symbole de la beauté, qui est elle-même symbole de l’indicible. Seule l’exégèse symbolique – le ta’wîl – sera susceptible de reconduire de l’extérieur vers l’intérieur – du zahir vers le bâtin – en traversant ces significations concentriques caractéristiques des symboles coraniques. Et pour cela, nous retrouvons la nécessité de l’istinbât, qui est tout à la fois tension et réceptivité, tension vers un dépassement, grâce à l’effort personnel, mais aussi ouverture vers une réalité perçue intuitivement, synthétiquement, sans mouvement discursif, où se réconcilient les contraires en une unité plus vaste : il s’agit toujours d’une plénitude à reconstituer, tel le symbolon, cette médaille qui n’aura de prix que lorsque seront conjointes ses deux moitiés.
Pureté du cœur
Pour être capable de cette saisie, l’esprit devra être purifié comme un miroir sans tache, débarrassé de la « rouille sur le cœur » (Coran LXXXIII, 14), ainsi que des pensées oiseuses qui font écran à la lumière. Ghazâlî (1058-1111) parle ainsi de la connaissance du cœur :
Figurez-vous, dit-il, un étang creusé dans la terre. On peut le remplir en y conduisant l’eau des ruisseaux coulant dans un terrain environnant situé plus haut. On peut aussi creuser jusqu’à un niveau situé plus haut, où jaillira l’eau des sources. Le bassin représente le cœur, l’eau des ruisseaux la connaissance fournie par les sens. Canalisez les sens par la solitude et la retraite, et purifiez votre cœur afin que les sources intérieures puissent le remplir de connaissances 4.
Rûmî insiste sur la nécessité d’une ascèse et cite à ce propos la parole du Coran : « Nettoyez ma maison » (II, 119). La tradition ne rapporte-t-elle pas que le cœur du Prophète avait été lavé avec de la neige 5 ? Et un hadîth qudsî affirme que le Seigneur est contenu dans le cœur de son fidèle adorateur. A l’effort se conjoindra la Grâce divine :
Chacun […] voit les choses invisibles proportionnellement au polissage du miroir du cœur.
Plus il polit, plus il voit, et plus visible la forme des choses invisibles lui apparaît.
Si tu dis que cette pureté spirituelle est octroyée par la Grâce de Dieu, ce succès à polir le cœur provient aussi de cette Largesse divine.
Cet effort et cette prière sont en proportion de l’inspiration de celui qui prie. « L’homme n’a rien que ce qu’il a lutté pour obtenir » (Coran, LIII, 40) » 6.
Les mystiques de l’Islam ont souvent comparé cette disponibilité intérieure à la virginité de Marie. « Nos consciences, disait Hallâj, sont une seule Vierge où seul l’Esprit de Vérité peut pénétrer »7. Et si le Prophète de l’Islam était illettré – ummi – n’était-ce pas pour que son esprit fût vierge de tout savoir s’interposant à la réception du Message ?
Extrait de Universalité de l’islam, Albin Michel, 2014.
Notes
1 Seyyed Hossein Nasr (né en 1933), Islam, perspectives et réalités, pp. 71-75, Ed. Buchet-Chastel, 1994.
2 Rûmî, Mathnawî, I, 407-408, trad. E. de Vitray-Meyerovitch et Djamshid Mortazavi, Ed. du Rocher, 2004.
3 Rûmî, Le Livre du Dedans, trad. E. de Vitray-Meyerovitch, Albin Michel, 1997.
4 Ghazâlî, La revivification des sciences de la religion, Tome III, 20, trad. A. Massouli, Entreprise nationale du livre, Alger, 1985.
5 Sidi Hamza al-Qadiri Boudchich (né en 1922) conditionne la pureté du cœur à la pratique du dhikr ainsi qu’il le recommande à ses disciples : « Essayez de garder votre intérieur propre et pur. Le dhikr que vous pratiquez permettra de faire sortir ce qui subsiste d’impur. »
6 Rûmî, Mathnawî, IV, 2909 sq., trad. E. de Vitray-Meyerovitch et Djamshid Mortazavi, Ed. du Rocher, 2004.
7 Cité par Louis Massignon, revue Eranos-Jahrbuch, XV, 1947.