Interview de Abd al Malik chanteur du groupe NAP
A propos de son album le Face à face des cœurs et de son livre, autobiographique Qu’Allah bénisse la France !
Le dernier album d’Abd al Malik est sorti en mars 2004 et il s’intitule « le Face à Face des cœurs ». Il faut d’abord préciser qu’il s’agit de son premier album solo. En effet jusqu’à maintenant sa discographie était liée au groupe de Rap NAP (New African Poets) dont il est le leader. D’ailleurs leur dernier opus est sortis en 2000 et s’intitulait « A l’intérieur de nous. »
Bachir : Après 4 ans, pourquoi avoir décidé de réaliser un album solo ?
Abd al Malik : Après le dernier album de NAP, on a décidé avec le groupe de faire un break, on ne voulait pas sortir un autre album tout de suite. Depuis longtemps j’avais l’idée de faire un album solo, donc j’ai trouvé que c’était le bon moment et surtout j’avais l’occasion de le faire, donc je l’ai fais. C’est un album solo (parce que c’est moi qui participe tout seul,) mais en même temps j’ai travaillé avec toute l’équipe de NAP sur ce projet.
B : Qu’est-ce qui distingue « Le face à face des cœurs » de tes albums précédents ?
A : D’abord c’est un album solo, dans le sens où c’est moi qui m’exprime mais la différence c’est que le Face à face des cœurs se situe à une étape particulière de mon parcours, ou de mon propre cheminement. C’est-à-dire que cet album est complètement le résultat d’un cheminement spirituel et personnel. C’est donc la différence majeure avec les autres albums. En même temps j’ai voulu travailler de telle manière que l’on puisse voir d’un point de vue musical faire ressortir l’éclectisme, les différents goûts que j’ai, et j’ai aussi voulu écrire un album qui serait un album de rap d’amour, poétique, etc.
B : Pourrais-tu nous expliquer le titre de l’album « le Face à Face des cœurs », pourquoi ce titre ?
A : Quand on s’est mis sur ce disque on s’est rendu compte que chaque personne, ou du moins moi. Il se trouve que je suis musulman, noir et que je viens d’une cité, etc… mais je ne m’exprimais pas en tant que ça, je m’exprimais en tant qu’homme, tout simplement. L’idée c’était vraiment de dire qu’on peut écouter ce disque en sortant de nos cloisonnements qu’ils soient culturels, sociaux, etc. Vraiment essayer d’écouter cet album avec le cœur tout simplement. Parce que au-delà de tout ce qu’on est, et bien derrière ça il y a juste des hommes et des femmes finalement. C’était ça l’idée que je voulais exprimer.
L’autre idée c’était de dire que lorsqu’on parle avec notre cœur, c’est un langage que tout le monde peut comprendre finalement. Tout d’un coup l’album devient une sorte de passerelle, de pont, quelque chose qui apporterait l’espoir, et qui en même temps nous relierait par le cœur. En somme » Le face à face des cœurs » c’est de dire que chaque personne puisse écouter cet album avec son cœur.
Et puis c’est aussi une référence au livre de Faouzi Skali » Le face à face des cœurs » dont le titre représentait pour moi tout ce que je voulais donner, tout cet esprit. En définitive il faut bien comprendre que le vrai langage, le langage universel, ce que les soufis appellent » le langage des oiseaux « , et bien c’est le langage du cœur. Et c’est ça la langue solaire, la langue universelle, qui dépasse tout.
B : L’album s’ouvre par la chanson « Ode à l’amour » qui rappelle les poèmes de Rumi sur Shams. A qui s’adresse ce chant, et qu’elle a été ta source d’inspiration ?
A : Il faut bien comprendre que cet album a été fait dans des conditions particulières. Précisément ce morceau « Ode à l’amour », a été co-écrit par moi et un frère à moi (un disciple) qui s’appelle Fabien Coste. Lorsque nous avons écrit ce morceau nous étions à la zawiya mère de notre confrérie, nous étions allés visiter notre guide spirituel Sidi Hamza, le guide de la confrérie Qâdîriya Bûtchîchiya.
C’est comme si à un moment donné on avait été pris dans une sorte d’état d’amour. L’exemple de Rûmi et de son maître Shams de Tabriz est un bon exemple parce que on a vraiment voulu exprimer non seulement notre amour de la vie, mais surtout l’amour de notre guide qui par son amour, sa seule présence nous rendait vivant tout simplement. C’est donc cela notre source d’inspiration.
Mais en même temps c’est un morceau qui peut se comprendre à plusieurs niveaux. Par exemple, un magazine que j’ai lu récemment, en parlant de ce titre disait que c’était une ode que je déclamais à ma femme. Donc c’est intéressant. En réalité c’est une ode à l’Amour (l’amour avec un A). Car en réalité l’amour est quelque chose d’unique, et cet amour que l’on partage dans une confrérie comme la notre, et bien finalement ça résume tous les états d’amour, tout l’amour que l’on peut vivre dans beaucoup de situations de vie. Ca montre que ce qui est d’ordre spirituel est une sorte de synthèse, ça transcende toute chose. C’est comme ça qu’est venu ce morceau » Ode à l’amour. »
B : Peut-on dire que ton maître a été ta source d’inspiration ?
A : Oui, totalement. C’est comme certains vers que Ibn ’Arabi a pu écrire sur l’un des ses maîtres Sidi Abou Médienne al ’Owth. C’est vraiment dans la tradition des chants soufis, des qassidas. C’est aussi ce rapport particulier que l’on partagait, à ce moment-là, Fabien Coste et moi. C’est un ensemble de choses qui fait que la source d’inspiration c’est Lui.
B : Est-il facile de mener une carrière artistique – en tant que chanteur et écrivain – et de suivre un enseignement spirituel ?
A : La question revient à dire, est-ce que c’est facile d’être un homme, est-ce que c’est facile de respirer ? C’est naturel. Car à partir du moment où l’on entre dans une éducation spirituelle, dans un travail spirituel, et bien tout prend sens, chaque chose est à sa place. Ma carrière artistique fait partie de moi, et le travail spirituel, la relation Maître disciple, fait qu’à un moment donné » on est « , tout simplement. C’est-à-dire, d’une façon un peu caricaturale, qu’on passe du paraître à l’être, c’est-à-dire qu’on est, tout simplement. Il n’y pas à dire est-ce qu’un enseignement spirituel et une carrière artistique fonctionnent ensemble, etc. On est tout simplement.
B : Tu viens de sortir ton premier livre chez Albin Michel. Ce livre, autobiographique, s’intitule « Qu’Allah bénisse la France ! » Comment ce titre t’est-t-il venu ?
A : Moi et Aïssa, avec qui j’ai fait mon dernier album, et qui chante sur presque tous les titres de cet album, nous sommes allés un été au Maroc pour rendre visite à notre maître spirituel Sidi Hamza. Nous sommes partis en bus. Nous traversions le Maroc et à un moment donné, nous nous disions (le Maroc) c’est vraiment un très beau pays mais en même temps on voyait une certaine pauvreté. Nous parlions de la France et on s’est dit en vérité c’est incroyable la chance que l’on a de vivre en France. Bien sûr il y a des choses bien et d’autres qui le sont moins en France. Mais on s’est dit qu’avec NAP on s’était toujours positionné d’une certaine manière, dans la contestation, c’est-à-dire souligner ce qui n’allait pas dans notre société. On s’est dit que ce serait pas mal d’avancer sur un projet où l’on parlerait aussi des choses qui vont bien dans notre société. Certes ce n’est pas évident, il y a des efforts à faire en France mais en même temps, c’est un pays tellement magnifique, on peut accéder à l’éducation pour tous, il y a le système d’aides sociales, enfin tout ce qui fait que finalement la France c’est un pays merveilleux, que c’est une chance d’être français, d’y vivre, etc. Donc Aïssa me dit : « On devrait faire un rap qui s’appelle Que Dieu bénisse la France ! » Alors moi je trouve le titre incroyable et je lui dit : « T’as raison. » Donc on a fait ce titre pour l’album, et au moment où je cherchais un titre pour mon livre, et comme je parlais de mon parcours, je me suis dit que dire Qu’Allah bénisse la France c’était encore plus symbolique parce que malheureusement il y beaucoup de gens qui sont de mon milieu social et qui tiennent le discours inverse. Alors dire « Qu’Allah bénisse la France » ça synthétisait mon parcours et que je suis heureux d’être français et que vivre en France c’est une chance. En somme c’est ça l’histoire de ce titre.
B : Quelle est l’histoire de ton livre, comment a émergé l’idée et comment elle s’est concrétisée ?
A : Tout à l’heure je disais que l’album est le résultat d’un cheminement personnel, spirituel, etc. Mais en même temps j’ai voulu expliquer comment on en arrive là. Comment, à un moment donné, on en arrive à parler de ça.
Pour revenir sur l’album, il faut bien comprendre que, bien sûr, c’est mon propre cheminement mais c’est aussi le résultat d’une rencontre et je dirais même de plusieurs rencontres.
D’abord la rencontre principale qui est celle avec mon guide spirituel Sidi Hamza mais c’est aussi les autres rencontres que j’ai faites, notamment celle avec Fabien Coste avec qui j’ai coécrit cet album. On a partagé énormément de choses que l’on a retranscrites dans ce disque. Il y a aussi Aïssa.
J’ai voulu parler de mon parcours, dire que finalement on peut être noir, d’origine émigrée, venir d’un quartier difficile, avoir vécu des choses difficiles mais que finalement l’amour c’est plus fort que tout.
L’amour nous faire sortir de tous nos ghettos, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs. L’amour nous amène vers l’autre, l’amour nous dit qu’on a besoin de l’autre dans sa différence pour être soi. Mais pour cela, un islam vécu intimement, de l’intérieur, je dis islam parce que je suis musulman, mais quelle que soit la spiritualité, que l’on soit juif, bouddhiste, qu’importe. Il se trouve que je suis musulman, que j’ai mon histoire, mon parcours, et j’ai voulu dire que c’est l’islam vécu, à travers le soufisme, à travers l’éducation de mon guide, qui m’a permis à un moment donné de me dire que ce qui compte c’est d’être, avoir la possibilité d’être et de sortir des ses cloisonnements et d’être soi.
J’ai voulu par ce livre raconter ce qui m’a amené à ça. Parler de déterminisme ou de ce genre de choses, face au spirituel tout ça est effacé et que l’amour nous fait transcender tout.
B : « Qu’Allah bénisse la France ! », n’est-ce pas un titre un peu provocateur ?
A : Non car « Qu’Allah bénisse la France ! » c’est vraiment à prendre au premier degré. Mais il se trouve que l’on vit dans une époque où des personnes se réclamant de l’islam font des choses incroyables, font les horreurs que l’on peut voir, mais en réalité c’est le point de vue des ces personnes. En aucun cas ça ne reflète ce qu’est l’islam qui est une religion de partage, d’amour, d’acceptation de l’autre dans sa différence, etc. Une religion d’espoir.
Dire « Qu’Allah bénisse la France » c’est dire que l’islam est vraiment une religion qui amène à l’amour. Qu’on peut être musulman et vivre en France, aimer ce pays et être totalement « intégré », même si je n’aime pas ce mot.
Pour moi « Qu’Allah bénisse la France ! » c’est ce que ça signifie. Mais c’est vrai que le contexte actuel fait que certaines personnes peuvent avoir le sentiment que c’est un titre provocateur, mais il n’en est rien.
B : Est-ce à dire que la France est un pays qui représente une chance pour l’islam, pour la réforme de l’islam ou un nouvel islam ?
A : Pour moi, réforme de l’islam ou nouvel islam ça ne veut rien dire. Pour moi, quand on parle de l’islam c’est l’islam vécu. L’islam c’est comme croquer une pomme, c’est comme manger un fruit, c’est quelque chose que l’on vit intimement dans son cœur. Alors parler de réforme de l’islam ça ne veut rien dire. Mais par contre la France c’est un cadre magnifique pour s’épanouir dans sa spiritualité. En France, aujourd’hui, il y a tout pour que chacun puisse s’épanouir dans sa spiritualité et c’est dans ce sens là que le système démocratique, les institutions républicaines, etc. sont une chance parce que c’est un espace qui nous permet de nous épanouir dans notre spiritualité. Et c’est dans ce sens là que vivre en France c’est vraiment une chance.
B : Tu as grandis à Strasbourg dans le quartier du Neuhof, l’une des cités les plus chaudes de France. A 16 ans tu t’es converti à l’islam alors que tu étais de confession catholique. A l’époque comment vivais-tu ton islam et qu’avait-il de particulier ?
A : Il faut bien comprendre qu’à l’époque ce que je considérais comme l’islam était, en réalité, le point de vue que certains avaient de l’islam.
Tout à l’heure je parlais de la notion de paraître, de la notion d’extérieur. Parce que l’islam, avant tout, c’est un équilibre entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur. C’est toujours un équilibre entre ce que les soufis appellent la Loi et la Vérité. Et cet équilibre je l’ai trouvé à travers le soufisme.
Tandis qu’avant j’étais dans une forme d’extrême parce que j’étais plutôt dans l’extérieur, dans la pratique, ou plutôt j’adhérais au point de vue que certaines personnes avaient de l’islam. Alors ça n’était pas véritablement l’islam, c’était un islam tronqué. C’était un islam vécu à la lettre mais vidé de son esprit. C’était quelque chose qui poussait à l’enfermement plutôt qu’à l’ouverture, c’était quelque chose qui pouvait pousser au communautarisme.
Tandis que l’islam vécu c’est toujours quelque chose qui nous ouvre à l’autre, et qu’importe qu’il soit juif, chrétien, bouddhiste, musulman. L’islam nous ouvre à l’autre.
Pourquoi ? Parce que justement c’est un islam vécu et lorsque l’on vit quelque chose de l’intérieur on n’a pas peur. En réalité on se replis sur soi-même quand on a peur et lorsque l’on n’est pas sûr de nos convictions.
B : On associe souvent islam des banlieues et intégrisme, existe-il une alternative pacifique et sereine (je dirais normale) à cet islam de rigueur et d’intolérance ? Si oui, de quel islam s’agit-il ?
A : Il faut bien comprendre qu’il n’y pas « des islam », en réalité il n’y a qu’un seul islam, après il y a des individus, il y a des êtres humains qui sont différents.
On parlait tout à l’heure de ce que les soufis appellent la Vérité et la Loi, l’islam c’est la religion du juste milieu, de l’équilibre.
Cet équilibre ne peut être trouvé que lorsque l’on vit vraiment l’islam dans notre cœur, dans notre être. Moi cet équilibre (là je parle pour moi, je ne sais pas pour les autres, je ne peux pas parler pour les autres) je l’ai trouvé à travers le soufisme, à travers l’éducation de mon guide spirituel.
C’est-à-dire se rendre compte, à un moment donné, que chaque vie est importante et d’ailleurs mon guide spirituel Sidi Hamza parle de la notion de « sirr », cette notion du secret spirituel, et que chaque individu a en lui cette parcelle de ce secret spirituel et c’est ce qui fait qu’il est vivant.
Donc chaque être vivant doit être respecté ne serait-ce que pour ça. Il y a cette phrase magnifique que cite souvent Sidi Hamza : « Dans mon jardin les fleurs sont multiples mais l’eau est unique. » C’est bien pour dire que l’on est tous irrigués par la même source et le soufisme m’a permit non seulement de le voir mais de le vivre. Pour ma part cet équilibre, cet islam d’ouverture et de partage je le vis à travers le soufisme.
B : Donc le soufisme, cette manière particulière de vivre l’islam, peut représenter pour une grande partie de la communauté musulmane une chance de vivre un islam de paix, un islam serein, un islam épanouis et ouvert aux autres ?
A : J’en suis convaincu en partant de mon expérience personnelle, (je ne peux que parler de mon expérience personnelle). Lorsque l’on voit toutes les grandes figures de l’islam que ce soit l’Emir Abd al Kader, Ibn Arabi, le cheikh Al Alaoui, Rumi,etc. (la liste est longue), on se rend compte qu’ils étaient tous rattachés à une voie initiatique. Ils étaient tous dans le soufisme, donc il y a de quoi se poser des questions et se dire que si ces personnes-là, qui étaient des gens de partage, d’amour, d’ouverture, avaient un rattachement soufi, et bien on peut se poser la question : « Peut-être que c’est uniquement à travers le soufisme que l’on trouve cet équilibre ? Peut être ? » Mais en tout cas moi, c’est à travers le soufisme que j’ai trouvé cet équilibre.
Propos recueillis par Bachir Gogghal
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